XVII°, XVIII° siècles. Au fond de leurs barracones les esclaves noirs tentent de perpétuer leurs chants rituels qui malgré l'arrivée permanente de nouveaux esclaves prennent une forme spécifiquement cubaine. Lorsqu’on leur supprime les tambours c’est sur le bord d'un meuble, sur des caisses vides ou des emballages de bougies qu’ils frappent les rythmes accompagnant les chants. Mais dans les mêmes endroits en dehors des moments sacrés les mêmes mains frappent sur les mêmes caisses pour occuper quelques instants libres dans des journées épuisantes. D'autres esclaves esquissent quelques pas d'une danse improvisée. Naît alors un rare moment de plaisir qui peut parfois s'accompagner d'une grande sensualité et que l'on tente de retrouver dans une autre occasion.

Dans les barracones des plantations proches, dans ceux de la ville voisine ou de l'autre bout de l'île rien n'est différent même en l'absence de communication entre esclaves. De nouveaux rythmes se fixent et parfois les pas de danse se stabilisent et prennent un nouveau nom.
Au cours des dernières années du XIX° siècle, la fin de la traite des noirs et l'abolition de l'esclavage jettent sur les chemins plus de deux cent cinquante mille africains devenus libres. Beaucoup quittent les ingenios sucriers et les champs de tabac et se dirigent vers les petites et les grandes villes où refusant le travail aux champs  ils pensent trouver les moyens de survivre. Le plus souvent commencent une nouvelle vie toute aussi difficile. Repoussés vers les quartiers les plus populaires ou des terrains où ils construisent leurs chabolas, les anciens esclaves, toutes ethnies confondues, y côtoient les franges les plus misérables de la société blanche. Dans les solares, les arrières cours, de La Havane, de Matanzas et de quelques autres villes de la partie occidentale de l'île, on retrouve les vieilles caisses à morue, on ramasse sur les quais des ports quelques chevilles de bois abandonnées par les charpentiers de marine, on sort une cuillère, une bouteille et on reproduit les rythmes et danses des barracones, leur imposant de nouvelles variations.

L'habitude se prend en l'attente d'un hypothétique travail ou lors d'un moment de repos d'organiser une rumba. Les rythmes et les danses s'enrichissent dans des processus de transculturation résultant des rapprochements entre ethnies africaines. On vole aussi ou on singe quelques éléments utilisés par les blancs espagnols lorsqu'ils chantent, dansent ou se mêlent aux rumbas des solaresProgressivement les percussionnistes apportent des améliorations aux instruments. On démonte les caisses de bois, on les reconstruits pour en faire les cajones qui sonnent mieux.
Les familles ou les voisins se rassemblent autour  dans leur solar ou par quartier de manière plus régulière, plus structurée. On commence à sélectionner ceux qui acquièrent une meilleure maîtrise de ces cajones, ceux qui ont une voix, ceux qui peuvent inventer de bons textes, et ceux qui ont l'envergure d'un directeur. Mais même si certains excellent dans la danse, tous y participent dans la mesure où ces rassemblements sont des moments festifs.
Tout à la fin du XIX° siècle la Rumba possède des formes différentes selon les lieux. Populairement on dit que ce sont les rumbas del tiempo'España - les rumbas du temps de l'Espagne-. Peu à peu beaucoup de celles-ci disparaissent et émergent autour de Matanzas trois modalités, le Yambú, la Columbia et celui qui conserve toute sa vitalité, le Guaguancó. La mobilité des travailleurs entraîne l’arrivée de ces genres dans la capitale au début du siècle.
On se rend visite entre quartiers et ainsi naissent au début du siècle les « COROS  de CLAVE » puis plus tard les « COROS de GUAGUANCÓ ». Parmi ceux-ci figurent  « Los CAPIROTES », « Los RÁPIDOS FIÑES », « La HOJA de GUAYABA », « La TUYA » qui représentent certains quartiers populaires de la capitale et  « Los RONCOS » dans le quartier de Pueblo Nuevo. Sont actifs également « El PASO FRANCO », « CARRAGUAO ». « Los DICHOSOS » sont célèbres dans la banlieue havanaise.


Les trois principales modalités de la Rumba. Grupo Afro Cubano de Alberto Zayas 1955-56.
"Ave María Morena". Yambú. . >>>>
"El Vive Bien". Guaguancó. >>>>
"A Malanga". Columbia . >>>>

Matanzas, Cárdenas et La Havane sont les deux creusets de la rumba mais des Coros apparaissent aussi à Sancti Spíritus, « La YAYA »,... à Trinidad, Pinar del Río. A Matanzas les Coros les plus réputés ont été « El BANDO ROSADO », « El BANDO VERDE », « El LIRO BLANCO », le mémorable « El FLAMBOYÁN » et le fameux « BANDO AZUL » formé en 1910.

Déjà à la fin du XIX° et au début du XX° siècle des chanteurs, danseurs, percussionnistes se détachent, entrent dans la légende de la rumba et deviennent des mythes qu'il est aujourd'hui impossible de confronter à des enregistrements car ni la bourgeoisie cubaine ni les compagnies discographiques américaines ne se sont hasardées jusqu'aux bas quartiers de La Havane et moins encore à Matanzas où l'on vénère aujourd'hui encore José Rosario OVIEDO dit « Malanga » et le célèbre « Papa » MONTERO, Estanislá LUNA « La Rumbera Mayor », chanteuse, danseuse et fondatrice du « BANDO AZUL » que « Malanga » a voulu connaître et inviter à danser, « Cubela » contemporain de « Malanga » supposé créateur de la Columbia dans son village de Sabanilla...
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L'une des toutes premières figures de la rumba habanera de la première décennie est incontestablement Ignacio PIÑEIRO qui en 1906 fonde le Coro « TIMBRE de ORO » puis dirige le célèbre coro « Los RONCOS ». Au cours des années vingt PIÑEIRO fait sortir la rumba des solares pour la faire jouer par les sextetos soneros.

« Mulence », « Chenche », « Roncona », Andrea BARÓ, sont d'autres figures légendaires de la rumba des solares de la capitale ou de Matanzas..



Nieves FRESNEDA,
dont la mère était déjà impliquée dans les défilés des coros, est clarina et rumbera dans plusieurs Coros, notamment avec PIÑEIRO. Grâce à ses connaissances, elle devient, après la Révolution, membre fondateur et « informatrice » au sein du "CONJUNTO FOLKLÓRICO NACIONAL".

 

Nieves Fresneda.


Pendant les années vingt et trente, les Coros tendent, sinon à disparaître, du moins à se transformer et se mettent en place des ensembles qu'on peut appeler des groupes de Guaguancó qui, sans être professionnels, sont des formations assurant une prestation de qualité. On les retrouve de solares en solares car pour ce genre, estimé vulgaire, primaire, sauvage, les lieux publics, cafés et cabarets sont proscrits… Les individualités vont défier dans d’autres quartiers que le leur d’autres rumberos. Ces « envahisseurs » déclenchent souvent tensions, agressivité, bagarres. Et peut-être que le célèbre rumbero « Malanga » a laissé la vie dans une de ces rumbas dans laquelle il s’était immiscer loin de chez lui…Parmi les plus célèbres figurent "Manano" , Agustín « Flor de Amor » PINA, un des meilleurs décimistes,  également membre des « DICHOSOS »;  Benito "Roncona" GONZÁLEZ qui chante, danse et joue des percussions, qualité définissant le Rumbero mayor .  Peu à peu ces rumberos, formés au contact des anciens dans les solares parviennent à sortir de leurs quartiers et parfois comme "Roncona" à jouer sur les ondes.


Les percussions utilisées ont évolué. Et les cajones laissent progressivement la place à des tumbadoras ou congas.  Les claves remplacent définitivement les petites percussions souvent employées jusqu'ici.

Parallèlement au développement de la rumba noire et populaire, dans les cabarets et cafés chantent des trovadores qui vivent mal et sont rejetés dès leurs prestations terminées vers les bas-quartiers où ils fréquentent ceux qui s'épuisent dans des rumbas frénétiques.
Avant même le début des années dix ces trovadores, artisans de la Canción, incluent des fragments de rumba au cœur d'une chanson, et ainsi apparaissent quelques enregistrements primitifs comme la "Mamá Teresa" gravée sur un cylindre Edison en 1906. Mais cette rumba ne peut se confondre avec la Rumba authentique comme ne peut se confondre ce qui, sous le nom le rumba commence à être diffusé en France dès le début des années trente par les cubains installés à Paris, puis peu après aux Etats Unis par les premiers groupes qui y donnent des concerts ou s'y installent.

Parmi  les premiers  rumberos qui sortent de leurs solares et commencent à être reconnus et engagés par d'autres formations figure, dès les années vingt, Agustín GUTIÉRREZ, brillant percussionniste et excellent danseur issu du Coro « PASO FRANCO ».
La rumbera Ramona AJÓN sous le nom de Estela se produit dans divers cabarets et notamment à l'Eden Concert et constitue plusieurs couples de danseurs avec René, puis « Papo », « Mario » et « Litico ».
Les années trente sont des années plus fertiles pour la rumba qui dispose durant un certain temps d'un espace radiophonique, La Hora Sensemaya, dont la qualité est due à ses animateurs, Vizcaíno Cuellar et Julito Vázquez.
Luciano « Chano » POZO brille lui aussi dans son solar del Palomar durant la fin des années trente et au cours de la première moitié de la décade suivante. Il danse, formant un couple avec Manuela ALONSO, figure essentielle de la comparsa « Las BOLLERAS » et Reine du yambú et du guaguancó. POZO anime aussi les coros et comparsas, contribuant avec les frères CHAPOTTÍN aux heures de gloire de la comparsa « Los DANDY’s de BELÉN ».
Conguero virtuose, « Chano » est rapidement recruté par les grands cabarets. Il connaît des heures de gloire au Tropicana à la fin des années trente dans le show Congo Pantera avant d'être à la fin de la décennie suivante à New York l'un des artisans de la naissance du Jazz Afro-cubain.

La pénétration dans les shows des cabarets d’une rumba exotico-érotique, dansée par des danseuses blanches, dénudées et sans connaissance aucune des racines du genre ne favorise pas la situation de la Rumba qui  règne dans le solar et met pourtant en évidence des individualités exceptionnelles.
Les chanteurs et surtout les percussionnistes bien plus que les danseurs ont pu se faire connaître et inscrire leur nom dans l'histoire de la musique cubaine en passant avec leurs compétences dans les formations musicales dansantes
Si quelques-uns proviennent de Santiago -Silvano « Chori » SHUEG-, de Cienfuegos – « Mañungo »- ou d'autres parties de l'île, ce sont toujours dans les quartiers populaires de La Havane et de Matanzas qu'éclosent les meilleurs rumberos.

Des congueros comme Francisco AGUABELLA, "Mongo" SANTAMARÍA, Candido CAMERO, Armando PERAZA, Carlos "Patato" VALDÉS..; vont de la même façon que « Chano » sortir de leur barrio et débuter une carrière dans les grands orchestres ou conjuntos puis profiter du Jazz Afro-Cubain en plein développement à New York pour gagner les Etats Unis et y triompher devant leurs tumbadoras.
Mais la plupart restent dans l'île. Parmi ceux-ci, la famille «Aspirina», «Mañungo», Manuela ALONSO, Enrique DREKE, Alberto ZAYAS, Trinidad TORREGROSA, Jesús «Obanilú» PÉREZ… «Tío Tom», membre de la comparsa « Los MARQUESES de ATARÉS » est un grand rumbero qui dès la fin des années trente va de solares en solares, de  El África à El Palomar en passant par les quartiers de Los Atarés, Jesús María, Belén… «Tío Tom » compose des guaguancó qui deviennent des thèmes incontournables, «Bemba colorá», «Los Cubanos son rareza», «A Juan Arrondo le gusta el pollo», «Dónde Están los Cubanos»…

Le «Conjunto CLAVE y GUAGUANCÓ » se structure au cours des années quarante sur le modèle des Coros du début du siècle et interprète l'ensemble des rumbas en cherchant à préserver la tradition originelle y compris dans la partie vocale.


Clave y Guaguanco, deuxième moitié des années soixante. Photographie "Marucha" La Diane Havanaise.



Los Papines.

Dans la zone portuaire de la capitale naît à la même époque le « GRUPO MARITIMO PORTUARIO zona 29 » animé par Calixto CALLAVA qui devient ensuite le « YORUBA ANDABO » professionnalisé au début des années quatre-vingt et qui sous l'impulsion de Pancho QUINTO apporte -tout en restant dans la pure tradition rumbera- du sang neuf à la clave en marquant avec plus de vigueur sur le cuir des tumbadoras ou le bois des cajones, les premier et troisième coups de la clave.
Dans l'un des plus humbles barrios de la capitale, Los Pocitos, une autre famille rumbera les ABREU, Ricardo, « Papín », Jesús, Luis, Alfredo animent les solares et les comparsas de Marianao. A la fin des années cinquante ils fondent le groupe « Los PAPINES »  et peu avant, Alfredo ZAYAS organise son « GRUPO AFROCUBANO » qui enregistre en 1956.

Si « Los TERCIOS MODERNOS »  disparaissent  en 1961, la Révolution permet l'émergence et la professionnalisation de groupes issus des barrios comme  « Los PRINCIPALES ». 

 

Et derrière les figures mythiques surgissent Alberto MAZA et son groupe « LULÚ YONKORI » célèbre pour l’interprétation de « El vive bien »
A Matanzas, dans les quartiers populaires, Estela RODRÍGUEZ succède à Estanisla LUNA avant de rejoindre son frère Arsenio RODRÍGUEZ dans son conjunto. Emergent aussi « Virulilla », « Catalino », « Goyito », « Saldiguera », « Papi » MESA, « Pelladito »… Après leur journée de travail ils chantent, dansent, jouent de bars en bars. Vers 1952 ils fondent le « Grupo de GUAGUANCÓ MATANCERO ». Les fabuleuses années cinquante leur permettront de montrer leur talent et permettront aussi l'irruption de nouveaux groupes rumberos, plus orientés vers la scène comme la formation « AFROCUBA de MATANZAS » organisée dès 1957.

Dans la période post-révolutionnaire, la création du « CONJUNTO FOLKLÓRICO NACIONAL » autour d'authentiques rumberos : Gregorio « Goyo » HERNÁNDEZ, Mario « Aspirina » JAUREGUI, Juan de Dios « El Colo » RAMOS, Gerardo et Justo PELLADO, Manuela ALONSO,  Orlando « El Bailarín » LÓPEZ - le fils de Manuela ALONSO-, Agustín GUTIÉRREZ, Zenaida ARMENTEROS, Felipe ALFONSO,  a permis de préserver l'authenticité d'une rumba menacée parfois par son propre succès comme spectacle.

© Patrick Dalmace/Patrice Banchereau

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